Des étudiants occupent la Sorbonne, le 14 avril 2022 à Paris

Des étudiants occupent la Sorbonne, le 14 avril 2022 à Paris

afp.com/EMMANUEL DUNAND

"Siamo tutti antifascisti" - Nous sommes tous antifascistes. En cette matinée du 14 avril, quelques centaines d'étudiants massés place de La Sorbonne entonnent le chant des combattants italiens qui s'étaient élevés par le passé contre la dictature de Mussolini, tout en scandant les syllabes en frappant des mains. Tous sont venus soutenir leurs camarades qui occupent les locaux depuis la veille. Une fois n'est pas coutume, les facs traditionnellement mobilisées comme celle de Nanterre ou de Paris 8 se font plutôt discrètes en cet entre-deux-tours. Contre toute attente, c'est surtout l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne qui s'est fait entendre en organisant l'une des premières AG débouchant sur un blocus. Le campus de l'Ecole normale supérieure, dans le XIVe arrondissement de la capitale, mais aussi Sciences-Po, rue Saint-Guillaume, dans le VIe arrondissement, se sont également hissés à la pointe de ce combat... très parisien, voire germanopratin. Plusieurs lycées réputés - dont Henri IV, Louis Le Grand, Lamartine, Lavoisier - commencent d'ailleurs à leur emboiter le pas. Ailleurs, notamment en région, les quelques rares autres mobilisations étudiantes peinent à émerger. En cause ? L'approche des partiels, le désintérêt pour la politique, le manque d'organisation, la défiance vis-à-vis des organisateurs souvent proches des mouvements "antifas"... Mais aussi, et surtout, la difficulté de s'accorder sur un mot d'ordre commun à l'approche du second tour.

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Ce 14 avril, place de la Sorbonne, les pancartes "Ni Le Pen, ni Macron" fleurissent. Tous les jeunes présents ont en commun cette colère et cette frustration de ne pas se sentir entendus par leurs aînés. "On nous a volé notre élection. Tous les vieux ont voté Macron pour défendre leurs propres intérêts. Ils n'en ont rien à faire du climat ou de la lutte contre le racisme ! Moi c'est clair, je m'abstiendrai le 24 avril prochain", s'écrie Manon*, étudiante en lettres de 19 ans qui a voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour. Le candidat de la France insoumise remporte un vif succès auprès des 18-24 ans qui l'ont plébiscité à 31%, même si d'autres noms de candidats émergent dans la foule, comme ceux de Philippe Poutou (NPA), de Yannick Jadot (EELV) ou de Fabien Roussel (PCF).

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"Et maintenant, qu'est ce qu'on fait ?", s'interroge Hugo*, 24 ans, inscrit en licence d'histoire de l'art. Avoir pour seule alternative l'extrême droite ou la droite extrême n'est pas très réjouissant", crie-t-il à propos de la confrontation Macron-Le Pen. Sa voix est couverte par le slogan répété en boucle : "A bas l'Etat, les flics et les fachos". Mélanie*, venue manifester avec deux autres copines, hésite aussi. "Le récent rapport du Giec, extrêmement alarmiste, nous désespère. Macron, comme les autres, ne semble pas avoir pris la mesure du danger. Je suis tentée de m'abstenir pour montrer mon désaccord", argue-t-elle. Même si ses parents tentent de la convaincre de se rendre au bureau de vote. "Ils font partie de cette génération traumatisée par le choc de la présidentielle de 2002. Nous c'est différent, on est habitué à voir le nom de Le Pen dans le paysage. Sa qualification n'est pas forcément vécue comme un tremblement de terre", poursuit la jeune fille.

Un mouvement peu organisé et assez spontané

Depuis le toit de la Sorbonne, les occupants, masqués et cagoulés, saluent la foule qui entame L'Internationale. Difficile de savoir par qui le mouvement est emmené. "S'y mêlent aussi bien certaines branches de syndicats comme l'Unef ou Solidaires, que des groupes d'extrême gauche, anticapitalistes et révolutionnaires. Bref, on est face à un mouvement peu organisé et assez spontané", explique Paolo Stuppia, docteur en sciences politiques et auteur de Géopolitique de la jeunesse. Engagement et (dé)mobilisation (Le cavalier bleu, 2021). Contrairement à 2002, ou même à 2007, les grandes organisations étudiantes n'appellent pas toujours explicitement au barrage républicain. "En ce qui nous concerne, le mot d'ordre est clair : nous appelons à voter Macron... même si ça nous arrache la gorge", tient à préciser Zinedine Amiane, secrétaire général de l'Unef Paris I, qui était présent ce jour là. "L'idée est de combattre Marine le Pen dans les urnes et Emmanuel Macron dans la rue", poursuit-il.

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Soudain, alors qu'un militant s'empare du porte-voix pour tenter d'organiser la suite de la mobilisation, des projectiles - chaises, imprimante, bouteilles... - sont jetés du toit de la Sorbonne. Les forces de l'ordre dispersent la foule à coup de gaz lacrymo. "Pas très malin de la part de nos camarades qui donnent une mauvaise image du mouvement. Déjà qu'on a du mal à se faire entendre ou comprendre...", soupire un manifestant, les yeux rougis. Cette même matinée du 14 avril, un blocus est organisé à Sciences Po, à trois stations de métro de là. "Pour l'honneur des travailleurs et pour un monde meilleur, même si Macron ne veut pas, nous on est là", chante la trentaine d'étudiants massée devant l'entrée de la rue Saint-Guillaume. "Ce qu'il faut c'est dégager Le Pen et combattre Macron. Mais on ne donne pas de mot d'ordre. Chacun votera ou non en son âme et conscience", déclare cette participante. Un peu à l'écart, Arthur*, inscrit en quatrième année, paraît totalement dépité. "Ce que je ressens ? Un sentiment de honte. Bloquer une école qui enseigne les sciences politiques est un non sens total !", déplore-t-il.

"Ces jeunes ont le sentiment qu'on leur a volé leur élection"

Pour le sociologue Olivier Galland, auteur de l'ouvrage 20 ans, le bel âge ? (Nathan, 2022) basé sur une vaste enquête Harris Interactive pour l'institut Montaigne, cette mobilisation serait marginale. "Il faut se méfier de l'effet loupe ! Les modes de protestation mis en oeuvre aujourd'hui, qui vont parfois jusqu'à bloquer les facs, peuvent avoir un effet trompeur, prévient-il. Ce mouvement-là est loin de représenter la jeunesse dans sa globalité". Pour le spécialiste, ces manifestants semblent issus de milieux assez favorisés, dans l'ensemble peu concernés par les problèmes de précarité. Lui aussi juge dangereux le slogan "Ni Macron, ni Le Pen". "Ces jeunes ont le sentiment qu'on leur a volé leur élection. Ils semblent ainsi oublier l'un des principes de base de la démocratie : les électeurs ayant voté pour des candidats qui se retrouvent minoritaires à l'issue du scrutin doivent reconnaître, malgré tout, le résultat. Et accepter que le candidat ou le parti qui a obtenu la majorité gouverne sur une période déterminée. Sinon, cela pose problème à mon sens", insiste-t-il.

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Pour Robi Morder, président du Groupe d'études et de recherches sur le mouvement étudiants, "on ne peut nier une certaine forme de banalisation de la présence de l'extrême droite au second tour". "Mais il y a aussi, à l'inverse, une part de sidération qui peut entrainer une certaine confusion chez ces jeunes", poursuit-il. Selon lui, le renvoi dos à dos des deux finalistes de la présidentielle est aussi le fruit d'une réaction épidermique chez certains étudiants. "L'épisode récent du Covid, les critiques contre Parcoursup, la montée de la précarité forment un cocktail anti-Macron. Pour beaucoup, ce dernier représente aussi l'autoritarisme, la répression, l'hostilité à l'égard des réfugiés", explique-t-il. Le gros avantage de Marine le Pen ? "Contrairement au président sortant, celle-ci n'a jamais gouverné donc son projet reste assez abstrait", avance Robi Morder, tout en restant prudent dans son analyse et ses prédictions, persuadé que la position des électeurs évoluera au fil des jours.

C'est le cas pour Solène* qui, le 16 avril dernier, participait à la manifestation parisienne contre l'extrême droite. Deux jours plus tôt, la jeune fille était du blocus de la Sorbonne. "Au départ, je pensais m'abstenir. Puis je me suis dit que, même si Macron nous fait vivre un enfer, il faut avoir un ordre de priorité dans nos luttes. L'urgence, aujourd'hui, est de barrer Marine Le Pen", explique-t-elle au départ de Nation, en brandissant une pancarte "France terre d'accueil, c'est les fachos qu'il faut dégager". Un peu plus loin, Antoine*, 20 ans, un autocollant Touche pas à mon pote sur sa veste, avoue "changer d'avis toutes les dix minutes". "Mais je pense que je ne me prononcerai pas. Comme ça, quel que soit le vainqueur, je pourrai toujours me dire que je ne suis pas responsable", tranche-t-il finalement. Face à ce type de réaction, Agathe, inscrite en Master enseignement et histoire-géographie, ne cache pas sa colère. "En se comportant comme ça, mes 'camarades' font le jeu de Le Pen, déplore-t-elle. C'est facile de refuser de se prononcer quand on est blanc, privilégié et qu'on n'a pas grand-chose à craindre. Ce jeu dangereux risque fort de se retourner contre les personnes issues de l'immigration visées en premier lieu par le fascisme."

Parmi les jeunes et les étudiants, il y a aussi tous ceux qui se sont abstenus au premier tour - 41% des 18-24 ans, contre 26% du reste de la population - et qui se garderont aussi d'aller voter au second. Pas forcément par conviction mais par désintérêt. "Dans notre enquête, réalisée par l'institut Harris Interactive, 34% des individus de cette tranche d'âge estiment que voter ne sert pas à grand-chose. Et 55% d'entre eux disent ne se sentir proche d'aucun parti politique", explique Olivier Galland. Un phénomène que le futur président, quel qu'il soit, devra prendre au sérieux.

* Le prénom a été changé

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