Lorsque les baguettes de pain subventionné ont commencé à manquer dans les boulangeries, juste avant le ramadan, la situation sociale s’est brusquement tendue en Tunisie. Le pays est l’un des plus gros consommateurs de pain dans le monde arabe mais aussi l’un des plus grands gaspilleurs, avec près de 900 000 baguettes jetées quotidiennement selon l’Organisation tunisienne de défense des consommateurs. En cause, le faible coût de la baguette basique, subventionnée par l’Etat comme d’autres produits alimentaires (sucre, huile végétale, semoule…) et vendue 190 millimes de dinar (environ 0,06 euro).
Depuis les années 1970, la Caisse générale de compensation en Tunisie fixe les prix de certaines denrées pour soulager le pouvoir d’achat des Tunisiens, notamment ceux issus des classes déshéritées. Créé à l’époque pour compenser la flambée des cours sur les marchés mondiaux, le système est peu à peu entré dans un « cercle vicieux » consistant à s’endetter pour pouvoir subventionner, décrit l’économiste Hachemi Alaya, qui a participé à sa mise en place. « La règle de base était que la caisse devait profiter des recettes de l’Etat lorsque les cours baissaient sur les marchés internationaux pour compenser l’augmentation sur d’autres périodes », explique-t-il. Mais la volatilité des prix et la dépendance de la Tunisie à l’importation ont rapidement provoqué un déséquilibre, l’Etat avançant de l’argent sans pouvoir ensuite le récupérer.
Coupes budgétaires
Aujourd’hui, la Caisse est l’un des trous noirs du budget de l’Etat tunisien, déjà très endetté. Selon les prévisions de la loi de finances 2022, les dépenses liées à la compensation sont de l’ordre d’environ 2 milliards d’euros, soit 6 % du PIB. Et ces estimations ne tiennent pas compte de l’impact de la guerre en Ukraine, qui a éclaté après la promulgation de la loi. Le texte prévoyait un baril de pétrole à 75 dollars (environ 71 euros). Il atteint 110 dollars aujourd’hui. Les cours du blé et des céréales se sont également envolés.
Le système est jugé défaillant car des secteurs fixant librement leurs prix utilisent indûment ces produits. « Dans un restaurant où l’addition est à 100 dinars [31 euros] par personne, on va quand même vous servir du pain subventionné ou cuisiner de la friture dans de l’huile végétale subventionnée. Idem pour les pâtisseries qui vendent des gâteaux au prix qu’elles souhaitent, mais en utilisant du sucre subventionné », explique l’économiste Radhi Meddeb.
En négociation avec le Fonds monétaire international (FMI) pour l’obtention d’une nouvelle aide financière, la Tunisie réfléchit à des coupes budgétaires afin de gérer les effets de deux ans de pandémie et de la guerre en Ukraine. De quoi remettre sur la table la question d’une réforme de la Caisse de compensation. Mais le sujet est politiquement explosif. « Les gouvernements qui se sont succédé n’ont jamais pu y arriver », explique Hachemi Alaya. Depuis les révoltes du pain de 1984, déclenchées après une augmentation des prix réclamée par le FMI, « il y a un traumatisme politique et historique », selon l’économiste.
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